23 décembre 2007

Les chiffonniers,une tribu à part

Voici un reportage réalisé dans le cadre du magazine école "el nessim". Texte: Mélanie Gallard et Mouna Chentoufi. Photo: J'ai eu cette chance.


Les chiffonniers,une tribu à part

Reportage. Marginalisés, les nettoyeurs du Caire forment une communauté solidaire en mal de reconnaissance. Moussa, recycleur de la montagne du Moqattam, a grandi parmi eux.

Cartons, papiers et plastiques en tout genre jonchent le sol du quartier.



On les appelle « zabbalines». Du mot zabbal,« ordure ». Une manière de désigneravec dédain les chiffonniers du Caire. Leurs petites mains rendent pourtant un serviceindispensable aux Cairotes.Grâce à eux, 5 000 tonnes de déchets sont traitées chaquejour. Ils en recyclent 80 %. De manière artisanale, certes,mais aucun pays dans le monde n’en fait autant. Avec son look branché, jean délavé, tee-shirt Adidas, Moussa est loin de l’image de saleté qui colle à la peau de sa communauté. Le jeune Egyptien de 21 ans a pourtant grandi dans le plus peuplé des 7 quartiers de chiffonniers du Caire, entre Manshiet Nasser et la montagne du Moqattam. Les poubelles n’ont pas de secret pour lui. Jusqu’à l’âge de14 ans, Moussa partait les récolter dans la ville à la nuit tombée. Il revenait à pied, le dos courbé par le poids des gros sacs qu’il ramenait à sa famille. Il s’est maintenant spécialisé dans le recyclage de bouteilles de shampoing,en association avec son ami d’enfance Walid. Un jeune du coin comme lui. Moins réservé et bien plus baraqué, à force de fréquenter la salle de musculation du quartier.

Walid s’offre un soin de peau dans un salon du coin. Il échappe un instant à la poussière de son métier.


Recyclage de seringues

Ses gros bras tatoués soulèvent les énormes sacs dans leur atelier. Les deux recycleurs ont acheté la veille 270 livres (40 euros) de bouteilles de shampoing. Ils les trient par marque pour les revendre à l’usine. « On gagne à peu près 500 livres par mois chacun (66euros) », précise Walid. Soit la moyenne des salaires en Egypte. Dans l’atelier d’à côté, la mère et la soeur de Moussa font dans les pots de yaourts. Le voisin d’en face, lui, trie les chutes de tissus. Rien que dans le quartier de Moussa, 1 200tonnes de déchets sont ainsi recyclées chaque jour.

La mère et la soeur de Moussa trient les pots de yahourt par couleur et qualité de plastique.

A la décharge, chaque famille achète les matières à recycler en fonction de ses moyens.« Les plus pauvres s’occupent des matières organiques pour nourrir les animaux, le papier ou encore le carton », précise Moussa. « Pour les plus riches, c’est plutôt le cuivre, l’aluminium voire même les déchets d’hôpitaux comme les seringues ». Augmenter son capital et grimper l’échelle sociale des chiffonniers est l’objectif permanent. Chaque mois,Moussa met 10 % de son salaire de côté. Pour être un jour de ceux qui ont de belles voitures et recyclent les matières nobles. Ici, les breaks sont l’apanage des riches. En attendant, Walid et Moussa se contentent d’une charrette tirée par un âne.

Pas de traces de chômage

Interdépendance et solidarité sont les mots d’ordre de cette communauté, originaire de la Haute-Egypte. Poussée par l’exode rural, une partie est arrivée au Caire dans les années 1940 : « Nos ancêtres paysans n’ont eu d’autre choix pour survivre que de se lancer dans le ramassage des ordures »,explique Moussa. Les orduriers ont alors squatté les quartiers riches du centre. Une honte aux yeux de l’Etat qui a préféré les parquer loin des regards. Depuis, les chiffonniers sont près de 60 000 à s’entasser dans des quartiers à la périphérie. Dans celui de Moussa, les 25 000 habitants travaillent tous dans le commerce des déchets. Pas de chômage dans cette communauté homogène où tout le monde se côtoie. C’est une ville dans la ville, avec ses hôpitaux, écoles, commerces et cafés. Quand ils y pénètrent, les chauffeurs de taxis remontent leurs vitres et grimacent de dégoût. Amas d’ordures, pourriture, excréments d’animaux,ail, oignons,émanations de cuisines… Les effluves âcres et acides se superposent. Le bitume des routes disparaît sous un tapis de poussière et de détritus. Des gamins courent pieds nus dans la gadoue des petites rues, au milieu de mouches qui pullulent. Mais cette vision de désolation est vite balayée par l’atmosphère chaleureuse du quartier. Le spectacle de sa gaieté fascine. « Ici, c’est une grande famille », se réjouit Moussa. Il appelle d’ailleurs tous ses aînés « mon oncle ». Des proches s’arrêtent sans cesse pour le saluer. Ça s’interpelle, ça discute au pas des portes. Assis aux terrasses des cafés,des hommes jouent aux cartes en riant fort. Là, des jeunes s’exercent au tir dans un stand bricolé. Ici, des gamines rigolent sur des balançoires.Du bleu, du vert,du jaune vifs habillent les balcons des immeubles de briques rouges. Des femmes discutent entre elles, appuyées sur le rebord de leur fenêtre, au-dessus du brouhaha permanent. Moussa peine à se frayer un chemin entre les breaks qui croulent sous les sacs bourrés de carton. A chaque passage, leurs roues soulèvent un tourbillon de poussière irrespirable. Relégué à la marge du Caire,le quartier n’est pas moins à l’image du pays : solidaire,hiérarchisé et religieux. Sauf qu’ici, les musulmans sont minoritaires. Les chiffonniers sont coptes pour la plupart. Des chrétiens dont la langue est la seule descendante de l’Egyptien ancien. D’après les chiffres officiels, ils seraient 6% en Egypte.

La Vierge sur la peau

« Dans le quartier, ils représentent à peu près 90 % de la population», explique Moussa. Tout est là pour le rappeler. Les croix en relief sur les murs des immeubles, les petites chapelles en carton suspendues aux balcons, les icônes de Jésus placardées aux murs… Même les tatouages de Walid : la vierge Marie sur le bras droit et Jésus sur le gauche. Plus discret, la croix copte à l’intérieur du poignet. « C’est pour manifester notre chrétienté, mais aussi se souvenir de la crucifixion du Christ », raconte-t-il. Tous les jeudis, il se rend à la messe au monastère du Moqattam. Un havre de paix perché sur la montagne, où sept églises ont été creusées dans la roche. C’est un lieu de pèlerinage pour l’ensemble des coptes du Caire. Moussa aime cet endroit. En grimpant un peu plus haut sur la colline,il domine tout le Caire et ces Egyptiens qui le méprisent. Les gratte-ciels du centre-ville, le fastueux parc El-Azhar et même les pyramides de Guizeh,loin dans la brume. Quant aux 10 % des musulmans,ils restent assez bien intégrés. Moussa ne ressent aucune animosité envers eux :« Pendant la fête du mouton qui dure trois jours, on veille avec eux. Ils partagent même leur viande ».Pour autant,les familles ne se mélangent pas. Les mariages mixtes sont rares. Chaque communauté a son secteur. Un exemple de cohabitation pacifique ? « On travaille ensemble, on se respecte mais on garde nos distances », résume Moussa.











La croix chrétienne cohabite dans le quartier avec des bars musulman.
Au mur un verset du Coran.









La religion est prégnante jusque dans les maisons. Dans l’appartement coquet de Samâane, le frère de Moussa, les murs sont parés d’images religieuses et de photos de son mariage avec Haniya. Agée d’à peine 20 ans, la jeune femme souffre de l’hépatite C. « Elle s’est piquée avec une seringue en triant des déchets médicaux », explique Moussa. Le médecin du quartier estime que 15% de la population souffre de bronchites, hépatites B et C. Pas question pour autant de porter des gants ou des masques.Les chiffonniers ont besoin de toucher la matière pour juger de sa « noblesse ».

Devenir businessman

Au-dessus chez Samâane,Moussa possède un appartement. Le sol et les murs sont nus,seuls deux petits canapés meublent la salle principale.« On attend que Moussa se marie pour décorer », plaisante son aîné, gonflé d’orgueil quand il parle de son frère :« Il m’a toujours aidé quand j’en avais besoin, notamment quand on cherchait de l’argent pour notre mariage, Haniya et moi. Il est le seul à savoir lire et écrire. Moi, je ne sais que travailler. »

Moussa, 21 ans, son neveu sur les genoux. Il rêve de gravir l’échelle sociale des chiffonniers.

Moussa a eu la chance d’être aidé par l’association Esprit des jeunes, qui milite pour éradiquer analphabétisme et injustice. Là où l’Etat démissionne,les associations sont présentes. Sœur Emmanuelle,surtout,a métamorphosé le quartier. Ecoles, hôpitaux, eau, électricité...Tous les habitants restent imprégnés des actions de cette religieuse française. Moussa s’est lui aussi investi. A l’association Esprit des jeunes, il enseigne le métier de recycleur à des gamins. Pendant leurs heures non travaillées, les petits sont payés s’ils assistent aux cours.

A l’association Esprit des jeunes, les enfants sont rémunérés pour venir apprendre à lire et à écrire.

Mais Moussa rêve d’une vie meilleure.« Le plus important, c’est le respect. Et en Egypte, posséder beaucoup d’argent force au respect.» Devenir businessman, voilà son ambition. Il n’est pas dupe du matérialisme qui régit le monde. Pour lui, l’Etat reste responsable des difficultés de sa communauté.« Depuis que je suis né, je n’ai jamais rien reçu de ce que j’ai donné à ce pays. » Le jeune homme sent que son espoir est ailleurs. Peut-être au Liban, où il va partir former des réfugiés aux techniques du recyclage. Des techniques enviées dans des pays du Sud qui se débattent avec leurs déchets.


MOUNA CHENTOUFI

MÉLANIE GALLARD

PHOTOS THOMAS

VAN DER STRATEN

Update 1: Le reportage a été publié en mai 2007 et réalisé entre le 9 et le 19 avril 2007

Update 2: Il y a une inexactitude dans l'article Soeur Emmanuelle n'est pas française mais belge. Merci à Elisabeth Fayard d'avoir signaler l'erreur.

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